La zone du dehors

 

Roman paru aux éditions Cylibris en 1999, puis réédité dans une nouvelle version aux éditions La Volte en 2007.

Passé inaperçu comme tout ouvrage militant qui s'écoute penser et ne théorise guère que pour lui-même, La zone du dehors a été revu et réédité après le succès mérité du phénoménal La horde du contrevent. Essentiellement politique et intellectuel, le premier roman n'a pas la force littéraire de ce sommet de la science-fiction française. En revanche, il porte plus directement et plus fidèlement la pensée de Damasio, inspirée de Nietzsche et de Deleuze.

Loin de la Terre meurtrie par la guerre, une société-modèle, non-violente et parfaitement organisée, a vu le jour sur un satellite de Saturne. C'est le Cerclon. La place de chaque individu dans la société est défini par un programme baptisé le "Clastre", un système de classement conçu comme parfaitement juste, transparent et objectif. Le résultat est un ordre alphabétique qui range toute la population, des 1-lettrés (le gouvernement avec le président "A" à sa tête) aux 5-lettrés, la base de la pyramide, jusqu'à "QZAAC", le dernier barreau de l'échelle sociale.

Ce système ne fait pas que classer et attribuer les privilèges, il dépouille aussi les individus de leur identité. Celle-ci, désormais, est incluse toute entière dans une à cinq lettres, et elle peut changer au prochain classement. Il s'agit là de la principale faille dans la construction de Damasio. Une dystopie n'a en effet d'intérêt que si le système qu'elle décrit est argumenté de façon convaincante. C'est presque le cas ici : Damasio justifie cette société de contrôle impalpable, sécuritaire et aseptisée qu'il dénonce, et engage un débat véritable avec les représentants du gouvernement qui défendent leur point de vue (même si leur cynisme les rend bien sûr antipathiques). Mais il y a un point indéfendable, c'est cet abandon d'identité, qui ne correspond à aucune logique, et auquel on comprend que chaque humain soit réfractaire. Il s'agit la seule facilité que s'accorde Damasio, mais elle est importante, car elle fait d'emblée du Cerclon un repoussoir. À défaut, l'ambiguïté aurait subsisté bien plus longtemps sur la légitimité de la Volte.

La Volte, c'est un mouvement militant clandestin qui s'interroge sur les moyens à employer, des tracts aux actions terroristes. Il compte cinq meneurs, dont CAPTP - Sartre en cyrillique... - qui se fait appeler "Capt" pour détourner ce système de dénomination imprononçable (Sa petite amie "Bdcht" est ainsi Boule de Chat). Capt, professeur de philosophie, est l'âme du mouvement, celui que les autorités chercheront à retourner, et l'on partage donc ses convictions, ses doutes, ses espoirs et ses certitudes. Ses compagnons sont relégués au second plan.

Bien que Damasio ait en germination ce style polyphonique qui fera sa gloire, il est loin d'être aussi travaillé ici, il est encore pesant et ne s'exprime essentiellement que par le personnage bourru de Slift. Les voix secondaires sont donc discrètes, et les personnages trop peu étoffés. Obffs, pourtant un des cinq dirigeants de la Volte, laisse ainsi une impression aussi superficielle que les plus anonymes des 23 membres de la Horde.

Il s'agit donc avant tout d'une littérature d'idées, et dans ce domaine Damasio analyse, propose, remet en cause, aiguillonne, débat et rebat sans relâche. Il donne à réfléchir, c'est certain, et on peut lui rendre grâce de son perpétuel questionnement, sans partager sa proposition de société "vitaliste" (viriliste ?). La thèse classique d'extrême-gauche sur le contrôle médiatique (avec la télévision comme cible majeure) devient plus caduque chaque jour puisqu'Internet donne bien plus voix aux opinions minoritaires... ce qui ne signifie pas qu'elles sont toutes aussi convaincantes qu'elles le croient. À Damasio de rebondir sur ce nouvel élément pour rendre sa critique plus pertinente.

 

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