Les deux meilleurs spectacles comiques

 

1) François Rollin - Colères (1996)

Un prétendu quidam arrive dans le théâtre par une porte de service, et prend à partie les spectateurs venu admirer un comique professionnel, espèce qu'il déteste entre toutes. Il prend le public à témoin et montre à travers sa propre expérience personnelle qu'il n'y a pas matière à rire : éléphants voleurs de goûter, automobilistes faisant des écarts avant de braquer, fonctionnaires de préfecture, femmes, amis, tout le monde concourt à son malheur. Or la vie est une chose grave, et Martineau en connaît un rayon, sur la vie, croyez-le bien, c'est un sujet sur lequel il a échafaudé nombre de vérités définitives...

Dit comme ça, je le reconnais, ça ne ressemble pas spécialement à un spectacle comique. Et pourtant... c'est hilarant de bout en bout. C'est un spectacle entier et complet, où tout fait lien, ce qui est logique pour une plongée dans les délires d'un homme paranoïaque, à la fois drôle et terriblement juste. Non pas d'ailleurs que le personnage soit particulièrement atteint : on est loin de la folie douce ou furieuse, matière première des comiques depuis des générations. Non, notre anti-héros est désespérément quelconque. Sa mauvaise foi, ses raisonnements à l'emporte-pièce et sa morale simpliste se retrouvent chez Monsieur-tout-le-monde. Quelques années après que ce spectacle, on a appelé ça le "ras-le-bol" de la "France d'en bas". Ou comment des évènements bien anodins peuvent alimenter une colère insurmontable et prendre des proportions exagérées chez un individu lambda. Jamais l'outrance n'a paru aussi banale. Et cela, François Rollin l'interprète mieux que quiconque. Mieux que n'importe quel exposé théorique, il démontre par l'absurde l'absolu intérêt de l'humour. Mieux que tous les traités philosophiques ou discours jugés bien-pensants, il démonte par l'exemple certaines valeurs, qui ne se fondent que sur le rejet de l'autre, le refus de la réalité, l'absence de prise de recul et de distanciation.

Pierre Desproges avait créé les "Chroniques de la haine ordinaire" (probablement pas le meilleur de son immense oeuvre, du reste). Sur ce point, l'élève a nettement dépassé le maître. François Rollin est allé beaucoup plus loin, il a orchestré la haine ordinaire, il en a étudié les mécanismes, il en a façonné un chantre avec le personnage de Martineau, et il en a fait un specatacle. Le résultat est plus vrai, plus abouti, et surtout terriblement drôle.

 

2) Gad Elmaleh - Décalages (1998)

Tout la fraîcheur d'un premier spectacle, qui plus est en grande partie autobiographique, bien loin de certaines pitreries télévisuelles commises plus tard par le même Gad Elmaleh. Dans Décalages, il nous invite sur ses traces, celles d'un gamin juif de Casablanca que son parcours conduit à étudier au Québec puis à Paris. Tout le spectacle est ainsi construit sur les "décalages" culturels dont il est témoin, parfois à l'aide de parallèles, parfois en usant de la confrontation brutale entre deux mondes antinomiques.

C'est le cas notamment des deux meilleures séquences du spectacle. La première, c'est la visite du MacDonald's racontée par le grand-père marocain, où chaque détail auquel nous nous sommes habitués dans notre monde uniformisé se révèle dans sa bizarrerie par un oeil neuf et extérieur. Le procédé consistant à regarder n'importe quelle pratique depuis un point de vue candide et étranger est connu depuis des siècles, mais il est toujours aussi intéressant et aussi drôle, surtout quand c'est fait avec talent comme chez Gad Elmaleh. La deuxième scène de confrontation culturelle, c'est la fameuse prestation de l'inoubliable Abdelrazak, déclamant une version toute personnelle de la chèvre de M. Seguin devant une enseignante du cours Florent au bord de l'évanouissement. C'est un éblouissant "climax", impitoyable pour les zygomatiques, qui n'intervient qu'après une heure de spectacle et qui ne peut prendre son ampleur que dans ce contexte*. L'opposition entre la culture à fleur de peau de la femme de théâtre et l'innocence mal canalisée de l'adolescent enthousiaste mais ignorant donne lieu à une époustouflante performance scénique.

Maroc, Canada, France : trois pays réunis sur l'autel de l'humour, suffisamment universel pour être également apprécié et aussi drôle chez chacun des trois peuples, trois cultures dont la richesse réside dans les différences, que Gad Elmaleh sait mettre en scène pour mieux nous les faire sentir et savourer.

 

* C'est d'ailleurs le cas des deux spectacles présentés sur cette page, aucun extrait quel qu'il soit n'aura le même rendu que la même scène vue au cours du one-man-show, qui doit donc être perçu dans sa globalité. C'est ainsi que s'entend un spectacle comique dans toute sa majesté, et c'est en cela que Colères et Décalages sont formidables. Ce ne sont pas de simples collections de sketches, mais des spectacles entiers, qui créent un univers comique dont le public s'imprègne. Le spectateur est par conséquent embarqué dans une croisière qui le mène vers les sommets de l'humour et vers de vrais fous rires irrésistibles. La qualité de ces spectacles, leur incroyable force, c'est qu'ils fonctionnent même sans l'aide des rires communicatifs, et qu'ils produisent donc également des effets hilarants même en vidéo, pour peu que l'on daigne s'y plonger.

 

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