Le Vagabond

(titre original : The Wanderer)

 

Ce roman est à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire de la science-fiction... française. C'est en effet le premier livre publiée dans Ailleurs et Demain. Si la collection initiée par Gérard Klein présentait dans ses premières années une densité de chefs d'œuvre inégalée et sans doute inégalable, c'est aussi parce qu'elle "rattrapait" le temps perdu en faisant découvrir au public français les classiques du genre.

C'est le cas de ce Vagabond, traduit en français avec cinq ans de retard. Il date donc d'avant l'effervescence de la contre-culture sous toutes ses formes (dont la SF), et se place résolument dans l'héritage de l'âge d'or avec ses références récurrentes aux auteurs de son enfance. Il semble caresser dans le sens du poil le cercle des initiés, avec des personnages sans cesse évoqués dans leur rapport à la science-fiction... Les seuls qui font exception sont de sympathiques doux dingues réunis par leur passion des soucoupes volantes. Tous, sauf les irrécupérables indifférents, voient donc leur curiosité piquée par l'apparition d'une nouvelle planète soudain arrivée dans le système solaire. L'objet céleste est bien réel... et il a donc une masse : les forces gravitationnelles qu'il engendre décuplent les marées et provoquent des catastrophes naturelles en série à la surface de la Terre.

Le Vagabond est le plus oublié des Prix Hugo de l'exceptionnelle décennie 1960. Faut-il pour autant le remiser au grenier, tel un roman pour ses contemporains amateurs de SF, et non pour la postérité ? À l'époque, sa façon de multiplier les points de vue sur un même évènements avait pu paraître novateur dans sa forme. De nos jours, c'est banal : les textes linéaires avec un seul narrateur sont si rares qu'on est presque surpris quand on a la chance d'en lire un.

Leiber n'arrive pas à développer toutes ses histoires croisées. Sa volonté d'universalisme est louable, mais bute sur sa connaissance très superficielle du reste du monde. Les personnages américains sont convaincants, de même sans doute que leurs homologues perdus entre l'Angleterre et le Pays de Galles : cette terre à laquelle il donne vie géographiquement, Leiber la connaît aussi très bien puisque c'est la région d'origine de sa femme ! Mais quand il essaie de camper des Allemands (malgré les origines germaniques de sa famille), des Asiatiques ou des Latino-Américains, on sent qu'ils lui sont totalement étrangers. Il se fourvoie, esquisse à peine quelques lignes, et ses personnages "lointains" se réduisent à des images sans substance. L'empathie fonctionne bien mieux avec sa galerie d'Anglo-Saxons, d'autant qu'il garde toujours un œil tendre sur ses personnages.

Si la forme ne restera pas marquante, quid du fond ? L'idée d'une planète itinérante n'est pas révolutionnaire en soi, Leiber le sait parfaitement puisqu'il rend hommage aux précurseurs des années trente dans les citations mises en exergue. Peut-on dire alors qu'il préfigure un genre, dix avant la mode des films-catastrophes ? Ce n'est pas son but, et il n'en suit (ou précède) pas les codes : il ne joue guère sur la tension dramatique sur la survie des protagonistes.

Non, le vrai tour de force tient dans les débats à bord du Vagabond, et particulièrement au chapitre XXXVI. Faisant subtilement écho aux noires pensées que s'interdit un personnage ("N'y a-t-il pas quelque chose d'absolument inadmissible dans la notion d'une humanité qui se multiplie sans limite et sans plan, pour se lancer peut-être un jour vers les étoiles, telle une invasion de rats ? Est-ce que cette multitude d'individus a la moindre importance, sauf pour l'individu lui-même ?") à la fin du chapitre précédent en songeant aux millions de morts, Leiber y développe une cosmogonie inédite : non un univers vide, comme l'a toujours pensé l'homme confronté à l'immensité des étoiles, mais un univers "plein" où "la vie intelligente se propage plus vite que la peste". Pour cette tirade qui fait l'effet d'une véritable baffe, et aussi pour - deux chapitres plus tôt - sa fantastique description imagée de l'hyperespace "vide véritable" ("Un grouillement noir et venimeux qui est à l'espace ce que l'inconscient est au conscient. Des ruelles qu'aucun lampadaire n'éclaire jamais, qui ne débouchent nulle part, qui sont tortueuses et remplies de mort infecte - ou encore l'eau noire, froide et huileuse, que de grandes vagues font tourbillonner sous les appontements. La mer des Sargasses des Navires-Étoiles !"), le Vagabond ne mérite pas l'oubli complet.

 

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