<< La queue ? Mais sommes-nous donc en ex-URSS pour devoir ainsi faire la queue pour nous nourrir ? Sommes-nous bien en France, dans une démocratie moderne ? Est-ce là le pays que nous voulons léguer à nos enfants ? (Murmures de réprobation) Certes non ! Il est intolérable de devoir faire la queue dans un pays civilisé comme le nôtre. Et que fait le gouvernement ? Rien ! Il s'amuse pendant que nous sommes contraints de perdre notre temps dans des files d'attente. >>
Elle se trouvait à cours de cartouches, peu entraînée à ce genre de discours, mais un très vieil homme, un ancien des heures glorieuses de la CGT, prit le relais : << Vous avez raison, camaradesse, nous ne tolèrerons pas ce recul sans précédent de nos acquis légitimes sans cesse méprisés par la politique de régression sociale et nationale menée par les technocrates qui poursuivent leur formidable campagne de déstabilisation des masses...
<< Tous à la Bastille ! >>, rétorqua un autre.
<< Tous à Matignon >>, le corrigea un troisième.
Et ils prirent ainsi la suite de l'ex-cégétiste, qui continuait ses récriminations véhémentes, exhortant ses sept ou huit compagnons à poursuivre ce "vaste rassemblement populaire d'une ampleur inégalée".
Ne restait plus dans la queue qu'un jeune homme à la calvitie naissante, qui se trouvait auparavant en queue de cortège : << Waouh ! Je la connaissais pas, celle-là, faut que je la note ! >> Il sortit un petit carnet rouge tout corné de sa poche et marmonna : << Méthodes pour ne pas payer chez le coiffeur...Non, ce n'est pas là... Ah, voilà, moyens de gagner des places dans la queue... >>. Il griffonna nerveusement son bloc-notes.
Dans le même temps, Marie-Ghislaine s'adressa au boucher :
- Bonjour, je voudrais une gigue de sanglier aux airelles et aux marrons sautés.
- Hein ? Mais je ne vends pas de plats tout faits, moi... Surtout du gibier. Allez, dites-moi ce qui vous voulez. Regardez cette belle pièce, là ! Je peux justement vous découper un...
A la vue de tant de chair sanguinolente, Marie-Ghislaine faillit tourner de l'œil. Elle s'enfuit et décida de se convertir au végétarisme. Elle se rendit donc chez un marchand de légumes :
- Qu'avez-vous à me proposer, mon brave ?
- Mais on a de tout ici, madame. Regardez ces patates, si elles ne sont pas belles.
- Vous êtes sûr qu'elles sont bonnes ? Parce que...
- Mais évidemment, c'est de la qualité, ça a poussé dans la terre, ça, madame. C'est pas du produit industriel sans goût.
- Poussé dans la terre ? Mais c'est dégoûtant !
Comment pouvait-on oser vendre des aliments aussi terreux ? Elle n'aurait jamais dû faire confiance à ces commerçants, qui étaient tous des culs-terreux. Et dire que Maria les fréquentait ! Elle comprenait mieux, maintenant.