Bases de réflexion

1) Confort, mépris et modernisme

 

S'il y a une chose qui me révulse, ce sont les gens satisfaits : ces personnes qui, sous le prétexte qu'ils évoluent dans un certain confort, s'en contentent et ne veulent pas voir plus loin, connaître plus loin, comprendre plus loin...

Le confort auquel je fais ici allusion n'est évidemment pas le confort matériel. Malheureusement, sur ce point, l'envie de "plus" est profondément ancrée en chacun dans notre monde moderne, ce "plus" impossible qui est la source de la plupart des maux de notre civilisation incapable de comprendre la différence entre le relatif et l'absolu.

Le problème, c'est :

- d'une part, le confort de pensée, qui consiste à se satisfaire d'idées pré-établies et de principes simplistes et à analyser tout à travers ce prisme sans jamais se remettre en question.

- d'autre part, le confort culturel, qui consiste à se renfermer sur des goûts limités en traitant le reste avec mépris ou indifférence.

Dit comme ça, beaucoup approuvent et condamnent effectivement ces preuves d'étroitesse d'esprit. Mais en pratique, il n'y a rien de plus commun dans nos sociétés que le clanisme et le sectarisme, et rien de plus rare que l'ouverture d'esprit et la curiosité culturelle. Ces défauts, nous savons les identifier chez nos ancêtres, ces idiots qui n'avaient rien compris à Galilée, à Darwin, aux impressionnistes, ces gens qui traitaient nègres et indigènes des contrées explorées comme des sous-hommes ou des non-hommes. Aujourd'hui, tout cela paraît bien loin, et je n'ai pris que des exemples qui aujourd'hui font l'unanimité (à quelques exceptions près, mais on ne va quand même pas s'étendre sur les créationnistes du Kansas) et ne font même plus débat. Mais le problème n'est pas de savoir a posteriori stigmatiser l'attitude des gens d'alors, mais de savoir reconnaître que nous agissons de façon exactement similaire.

Certes, nombreux sont ceux qui ont intégré cette problématique, et qui en réaction fustigent tout ce qui est "conservateur" pour se proclamer "d'avant-garde". Ce n'est aucunement une preuve d'ouverture d'esprit, c'est plutôt une posture d'une arrogance rare. Le mépris du passé est tout aussi condamnable que le mépris de la nouveauté, il traduit la même attitude fondamentale, et explique pourquoi les révolutionnaires les plus acharnés deviennent souvent avec l'âge les réactionnaires les plus butés.

Archaïsme et modernité

Stigmatisant à la fois les travers du conservatisme et du modernisme, John Brunner écrivait : "Il y a deux catégories d'imbéciles. Ceux qui disent : 'Cela est ancien, donc bon', et ceux qui affirment : 'Cela est nouveau, donc meilleur'."

On ne peut pas dire qu'Einstein est supérieur à Newton qui est supérieur à Galilée qui est supérieur à Archimède. Une telle hiérarchie n'aurait pas de sens, et n'importe quel scientifique (j'espère) le conçoit parfaitement, ne sachant que trop bien que la science est la recherche de la vérité, mais qu'elle ne l'atteindra jamais car aucune vérité n'est arrêtée (certains imbéciles avaient cru bon affirmer à la fin du XIXè siècle que l'on avait déjà tout découvert et que c'était la fin de la physique ; ce sont leurs héritiers qui, à la fin du XXè siècle, proclamèrent la "fin de l'histoire" et laissaient entendre que le débat politique et socio-économique n'avait plus lieu d'être).

La notion de progrès linéaire devient carrément absurde lorsqu'on en vient à considérer l'art, dont l'évolution est profondément chaotique, puisqu'elle traduit la complexité de l'esprit humain. Bien sûr, chaque époque utilise les apports et les acquis du passé, soit pour les prendre comme bases, soit pour mieux s'en démarquer. Mais cela ne signifie pas que le présent soit nécessairement meilleur : il contribue simplement à la diversité foisonnante de l'expression artistique en inventant de nouveaux styles, en explorant de nouvelles idées, en s'ouvrant, en se développant, en s'enfermant, en en crevant. Les branches mortes ne sont aucunement inférieures (pour le prétendre, il faudrait n'avoir vraiment rien compris à l'évolution et inventer un absurde darwinisme artistique), elles ont simplement ouvert un passage et exploré tout ce qu'il y avait à en tirer. En bref, elles ont fait leur temps. Pour autant, il faudrait être sacrément gonflé pour affirmer que le trip-hop est meilleur que la techno qui est meilleure que le grunge qui est meilleur que la new wave qui est meilleur que le punk qui est meilleur que le funk qui est meilleur que le rock progressif qui est meilleur que la soul qui est meilleur que le twist qui est meilleur que le rockabilly qui est meilleur que le jazz qui est meilleur que la chanson réaliste qui est meilleure que le blues qui est meilleur que la musique classique (par ordre chronologique inverse, branches mortes et branches bien vivantes pêle-mêle). Mis bout à bout, ça a l'air absurde, et ça l'est, mais combien tiennent partiellement ce genre de raisonnement ?

Distinguons bien deux choses : je suis très dubitatif envers un groupe qui annoncerait au XXIè siècle vouloir faire du punk ou du rock psychédélique comme avant, sans rien apporter de neuf. Mais je suis encore plus dubitatif (pour ne pas dire autre chose) envers ceux qui refusent d'écouter des styles musicaux "datés" et qui s'enferment dans un petit carcan. C'est toute la différence entre la production artistique, qui se doit d'être novatrice, et la "consommation" artistique, qui doit justement être tout sauf une consommation au sens où l'entend notre économie, mais plutôt un enrichissement de tous les instants, sans œillères spatiales, temporelles ou idéologiques.

L'utilisation du mot "moderne" dans n'importe quel argumentaire politique ou culturel devrait être proscrit. Méfiez-vous de tout discours qui pourrait s'en servir. Ce mot n'est ni laudatif, ni péjoratif, c'est un simple constat. C'est un mot piégeux, qui est derrière les apparences un synonyme de "dépassé", "ancien" ou "ringard" (il suffit pour cela d'attendre quelques années).

"Etre de son époque" relève d'un sentiment similaire au sentiment national ("être de son pays, de sa région, de sa ville"). Il en a les qualités et les défauts. C'est pourquoi il faut séparer leur face positive, le sentiment identitaire, c'est-à-dire l'affirmation de soi, de ses valeurs, de ses goûts, de sa culture, et leur face négative, le sentiment de supériorité clanique, c'est-à-dire la négation de l'autre, de ses valeurs, de ses goûts, de sa culture. Le défi de l'évolution sociale est de réussir à empêcher le développement du second sans toucher au premier, qui est un des ferments de la condition humaine. Heureusement, de plus en plus de gens comprennent de nos jours que la lutte contre la face sombre du nationalisme n'est pas la mort des nations (bien au contraire), pour prendre un exemple.

 

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