Bases de réflexion

2) Les postures politiques

 

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Dès que l'on glisse sur le terrain de la philosophie de vie, de la réflexion socio-économique, l'intolérance et le refus de regarder ailleurs et atteignent leur paroxysme. Toute alternative est balayée d'un revers de main, et il n'y a plus de place laissée à la prise de recul et la réflexion globale à long terme.

Le débat politique est vécu soit comme une source d'ennui (ce qui est en soi une attitude hautement politique, et la plus dangereuse de toutes : l'indifférence totale à la marche du monde, le repli sur ses petits problèmes, la complaisance dans l'ignorance, sont infiniment plus nocifs que tous les discours, même erronés et trompeurs, qui tentent au moins de faire vivre un débat), soit comme une source de conflits, à proscrire donc pour causer le moins de problèmes possibles. Pas étonnant après cela qu'au pays des aveugles...

Quand il existe, le débat politique se limite très souvent à des formules lapidaires de type café du commerce et à des oppositions qui ne font aucunement avancer le schmilblick (prévention contre répression, public contre privé, etc), tant il est vrai que tout est affaire d'équilibre. Dès lors, il n'y a plus de positions politiques, il n'y a plus que des postures politiques. Une fois que quelqu'un s'est mis dans une de ses postures, il y reste paralysé et refuse d'en sortir par pure idéologie.

Pour mieux figer cette situation, on en vient à décréter que l'art ne doit pas se mêler de politique, qu'il est malvenu de parler de politique au travail, à table... ou même sur cette page web, qui ne présentait pas la signalisation adéquate ("éloignez les enfants, propos à caractère pernicieusement politique"). Honnêtement, combien d'entre vous auraient préféré que je continue à parler d'art ou de généralités, et trouvent cette irruption soudaine de la politique tout à fait sale et déplacée ? Toutes ces exemptions sans queue ni tête inventées par ceux qui ne veulent surtout pas réfléchir et sortir de leur carcan idéologique n'ont qu'un but : annihiler tout débat politique, pour ne pas que les failles de leur propre posture soient découvertes.

Posture de degré de complexité 1 : le profiteur. Celui-ci n'a que faire de la société, la seule chose qui l'intéresse est de savoir si les lois et le comportement des autres lui sont favorables ou non. Il rentre pourtant dans le jeu social quand il est menacé, pour défendre son bifteck, faire du lobbying, en se foutant complètement des conséquences souvent dramatiques sur la société ou l'environnement. Le profiteur se conduit trait pour trait comme un enfant de cinq ans, il n'a d'évidence pas progressé depuis ce stade. Toute règle, même fixée pour son bien, n'est faite que pour l'embêter, et la seule chose qui compte est la maximisation de son plaisir et de son profit. Le profiteur emprunte au gamin capricieux son arme favorite : le chantage. Couper sa respiration n'est plus efficace à son âge, mais il trouve d'autres méthodes, en se servant de son petit pouvoir : le chantage à l'emploi (chef d'entreprise...), le chantage aux urnes (chasseurs...), le chantage au blocage (transporteur routier...).

Posture de degré de complexité 2 : l'angélisme, comme la rhétorique de droite se plaît de plus en plus à le nommer. Par rapport au degré 1, l'homme en posture angélique a découvert l'existence d'autrui. Il en a déduit qu'il pouvait être nécessaire et bénéfique de s'entraider, que l'organisation sociale est justement ce qui nous permet de nous libérer de la loi de la jungle, non pas dans le sens où nous perdons notre animalité (désolé pour ceux qui pensent encore de façon bipolaire et qui croient que l'homme a toutes les qualités et l'animal aucune, comme si l'homo sapiens était un être exceptionnel alors qu'il n'est qu'une espèce parmi beaucoup d'autres sur l'arbre - et non la chaîne, représentation absurde ! - de l'évolution), mais dans le sens où elle nous affranchit de la théorie de l'évolution. En effet, à partir du moment où l'homme a organisé sa solidarité, à l'échelle d'un état, il n'est plus soumis à la sélection naturelle (à moins de prôner le darwinisme social, dont on connaît les implications fascisantes).

L'angélisme a un gros défaut, c'est qu'il est incapable de répondre convenablement à des postures de degré 3. Au lieu de repérer les contradictions et l'absurdité du discours libéral, il s'enlise dans ses principes. Il attaque le degré 3 comme s'il était un degré 1, sur le terrain du cœur, alors qu'il faut l'affronter sur le terrain de la raison, où le degré 3 a la prétention de se croire infiniment supérieur alors que ses théories reposent sur des fondations branlantes. Mais le problème est qu'il s'y refuse, de peur que les gens pensent de façon simpliste et ne comprennent pas les raisonnements trop compliqués, et il réitère donc à l'infini les mêmes arguments. Ce faisant, il se laisse piéger et se place d'emblée en position d'infériorité.

Posture de degré de complexité 3 : l'apôtre du libéralisme. Celui-ci a réussi un exploit digne d'éloges : pouvoir régresser au stade enfantin (n°1) et pouvoir présenter ce retour en arrière comme la panacée de la modernité. Contrairement au degré 1, le théoricien libéral a de quoi justifier son attitude. Tout d'abord parce qu'il a trouvé des raisons de s'estimer supérieur, soit parce qu'il se considère plus intelligent ou plus efficace, soit parce qu'il travaille plus que "l'autre", celui qui est montré du doigt comme poids pour la société. Notons au passage que c'est là une caractéristique commune à tous, qu'ils soient n°1, n°2 ou n°3 : ils détestent voir (ou s'imaginer) qu'un autre travaille moins qu'eux, et préfèrent le voir se dépenser à des tâches inutiles, voire nuisibles, plutôt que de le savoir en train de "ne rien faire" (terme vague, souvent stupidement conditionné par la notion très restrictive d'absence d'emploi salarié ou de faible temps de travail salarié). 

L'apôtre du libéralisme a ceci de merveilleux que malgré sa régression au stade de profiteur, il ne se considère pas comme tel. Ce dont il profite, c'est du système, des failles légales, de son pouvoir, de la faiblesse des gens (dont il entretient la crédulité en les abêtissant au nom du marketing et de la raison commerciale), mais jamais des largesses de l'état. Ceux qui s'abaissent à cela, qui ne sont rien d'autre que des profiteurs comme lui, il les fustige en les traitant d'assistés, vocable infâmant dans sa bouche.

Plus que quiconque, il a foi en ses principes, conforté en cela par les éternels ressassements de la pensée unique ultra-libérale. Celle-ci n'a basiquement qu'un seul argument, éventuellement décliné sous plusieurs formes : la politique libérale est la plus compétitive. Favoriser le libéralisme est donc l'orientation politique la plus efficace qui soit pour une nation, la seule possible en fait. Et c'est une évidence qu'il faut reconnaître, sous peine d'être piégé dans son discours comme les n°2. Mais c'est justement parce que la politique libérale est la plus compétitive qu'elle est aussi la plus nocive.

Ce paradoxe n'est qu'apparent. En fait, comme pour toute école de pensée, il ne faut pas examiner les argumentaires implacables des théories libérales, qui ont été bien construites, mais plutôt les postulats de base. Or le libéralisme repose sur un postulat très simple*, énoncé par Adam Smith à la fin du dix-huitième siècle, selon lequel l'optimum économique est atteint lorsque chaque agent a pour but de maximiser son profit. Or, le génial mathématicien et futur prix Nobel d'économie, John Nash, a démontré il y a cinquante ans que c'était faux, en mettant au point la théorie des jeux. L'implication de ses travaux sur la doctrine libérale** peut être comprise très brièvement au moyen d'un petit exercice d'application de la théorie des jeux, volontairement très basique et à la portée de n'importe qui, mais qui nécessite juste de s'y plonger deux minutes.

 

* Pour être exact, ce postulat repose déjà sur un axiome inférieur, selon lequel tout peut être estimé sur une échelle unique, l'argent, ce qui exclut l'existence de biens inestimables, comme le savoir, la culture, la vie humaine ou encore l'environnement, condition de survie de l'espèce, autant d'éléments qui devraient pour être inclus dans la sphère économique se voir attribuer des valeurs infinies - mais les économistes sont de trop mauvais mathématiciens pour jongler avec les infinis, qui plus est différents infinis. Cet axiome a été critiqué plus souvent qu'à son tour, et les arguments qui le contrent, vieux de plus d'un siècle, n'ont jamais été contredits, seulement ignorés et mis de côté (ce qui est logique, car une science ou une philosophie, ici l'économie, est incapable de modifier ses axiomes sous peine d'auto-destruction, et ne peut donc les remettre en cause).

** La théorie des jeux est connue des économistes, mais comme elle doit prendre en compte un élément non modélisable, la stratégie d'autrui, sa complexité (qui est une question d'intelligence et non de puissance de calcul, je précise pour les tenants de l'IA forte qui confondent les deux) la rend quasiment impossible à appliquer dans des cas économiques concrets. Elle est donc considérée comme une curiosité, mais les économistes, qui n'ont pas la même rigueur que les scientifiques (cf plus loin), continuent à ressasser leurs anciens modèles comme si de rien n'était.