Bases de réflexion

3) Le libéralisme tout-puissant

 

On entrevoit à travers ce petit jeu l'antinomie entre deux forces : l'une qui tend à maintenir la solidarité pour le bien de l'intérêt général, l'autre qui pousse à prendre un avantage concurrentiel sur son voisin par une politique de moins-disant social. Les applications de la théorie des jeux montrent justement que ce type de course effrénée sans vainqueur est sans issue. A partir du moment où la confiance en l'autre est cassée, la surenchère (souvent plus par peur de l'infériorité plus que par volonté de supériorité) est inarrêtable, même si elle est néfaste à tous, car il est difficile que tout le monde s'entende à changer de politique d'un coup pour l'intérêt commun. Et comme le "seul remède" (en fait la solution de facilité) pour un pays confronté à une politique libérale est d'être encore plus libéral, encouragé en cela par la pensée unique qui n'a jamais atteint une telle puissance qu'aujourd'hui, la folle fuite en avant de ce cheval emballé est poussée à l'extrême. Le libéralisme a ceci de particulier qu'il se nourrit de lui-même et qu'il est le moteur de sa propre expansion, tel un cancer, et qu'à partir du moment où il s'est ouvert toutes les barrières il ne peut que croître. D'où son succès.

Ceci dit, tout cancer ne peut se développer que dans un espace fini, le corps humain, et sa croissance s'arrête un jour, quand le sujet meurt. C'est aussi le cas du libéralisme (et même plus généralement de toute économie de monde vide appliquée à un monde plein), nous y reviendrons.

Il y a alors deux attitudes possibles : l'une progressiste, qui consiste à réfréner les intérêts personnels contraires pour tendre au bien commun. (certains affirmeront que c'est impossible, ils oublient un peu vite que ça a déjà été fait puisque c'est le principe même de l'organisation d'un état et du contrat social, vu ici plus comme chez Hobbes que comme chez Rousseau, vu que l'homme n'est pas naturellement bon, pas plus que le libéralisme n'est intrinsèquement parfait). L'autre attitude est le fatalisme, prôné par ceux qui se satisfont du système (ce qui signifie qu'il y a quelque part des lésés auxquels ils oublient savamment de penser). L'une de ces attitudes est courageuse, ambitieuse, active, porteuse d'un but, d'un progrès, l'autre est petite, de courte vue, et ne cherche qu'à freiner ou à refuser de voir l'évolution historique de façon plus globale - ce qui conduit à prôner la fin de l'histoire, mais par volonté et non par constat. Le plus étonnant est que le discours libéral est passé maître dans l'art de renverser les rôles et de s'approprier, parmi les qualificatifs sus-dits, ceux qui lui conviennent le moins.

Le but inavoué du système est la création d'un potentat restreint, d'une oligarchie des lobbys, dignes successeurs des optimates que décrivait Machiavel. Cette nouvelle aristocratie serait fondée sur les droits de l'argent et non plus sur ceux du sang - mot que j'utilise ici à double sens, car si l'aristocratie était fondée sur l'hérédité, elle était issue d'ancêtres guerriers. Qu'ils se soient illustrés sur les champs de bataille ou dans la guerre économique, ils ne peuvent être par définition qu'un petit nombre. Mais la réussite de quelques-uns est utilisée avec soin pour faire miroiter la réussite aux autres et les tenir en laisse. On se réfère à la célèbre phrase de Clémenceau, selon laquelle si on n'est pas communiste à vingt ans c'est qu'on n'a pas de cœur, mais si on l'est encore à quarante c'est qu'on n'a pas de tête. J'ai déjà évoqué la dangerosité de tout argument générationnel dans le débat politique, celui-là plus que tout autre. Car celui qui a mûri son opinion à vingt ans et qui en a changé à quarante n'avait en fait ni tête ni cœur. Il y a une vérité dans la révolte de la jeunesse et dans la sagesse de l'homme mûr, et on se doit à tout âge de ne pas se limiter à son clan générationnel et de concilier les deux. Il n'y a pas de politique pour les jeunes et d'autres pour les vieux, il n'y en a qu'une seule. Notons que le libéralisme exploite parfaitement la dynamique des générations : il développe l'ambition et l'arrivisme des jeunes cadres dynamiques, et encourage l'immobilisme de l'homme plus âgé, acheté par le confort. Quant à ceux, nombreux, qui, en fin de carrière, ont compris les failles du système, considèrent avec dégoût la façon dont ils ont été exploités et trompés, il est trop tard pour qu'ils réagissent et ils tombent souvent dans le fatalisme, sachant bien qu'un futur vieillard n'a guère droit à la parole et à la considération.

 

Le libéralisme anéantit toute alternative politique, et il faut de l'audace et du cran pour se mettre en travers de sa route, car il est impossible d'espérer tirer un quelconque bénéfice de cette résistance. Il freine ainsi par principe des évolutions historiques inéluctables comme, pour cause de machinisation, la baisse de la quantité de travail global et donc par personne, et trouve même le moyen d'être rejoint sur ce point même par ses supposés opposants*. Or, le but du libéralisme ne peut pas être de revaloriser le travail, encore moins le travail manuel, puisqu'il cherche au contraire à tout prix à abaisser les coûts en utilisant le levier de l'existence de main d'œuvre bon marché dans des pays sans protection sociale. Ceux-ci sont cités en exemple, car l'unique jugement de valeur considéré est celui de la croissance, ce qui est le paradigme le plus idiot, sur lequel je reviendrai . Effectivement, les pays en question atteignent la plus grande efficacité. Mais dans ce cas, le pompon revient aux prisonniers politiques chinois et aux enfants pakistanais, dont les "patrons" respectifs sont les meilleurs de l'économie libérale puisqu'ils utilisent le système socio-économique le plus efficace et compétitif qui soit : l'esclavage.

Ce mode de production a déjà démontré à de tellement reprises son excellence dans l'histoire de l'humanité. Sans esclavage, les pyramides n'auraient jamais été bâties, l'empire romain n'aurait jamais atteint une telle magnificence. Malheureusement, cette efficacité est contrariée par des abolitionnistes angéliques qui ne comprennent rien au réalisme économique. C'est ainsi que les états du sud ont vu leur développement agricole enrayé par les états industriels du nord après la guerre de Sécession. En bon Texan, George Bush Jr l'a bien compris, il ne laissera pas sa puissance économique de son industrie pétrolière gênée par le protocole de Kyoto pour des raisons aussi inintéressantes et anti-économiques que l'avenir de l'espèce humaine.

Pourtant, le libéral en cravate-costume-sourire feint d'être choqué à la lecture du paragraphe précédent. Oh, il n'aurait pas eu les mêmes scrupules à une autre époque, et aurait défendu bec et ongles les vertus de l'esclavage. Mais il connaît les limites de l'opinion et sait que celle-ci est bizarrement assez peu réceptive à ce genre de discours. Que voulez-vous, les gens s'habituent à leurs acquis sociaux...

Mais non, bien sûr, un peu de sérieux, le libéralisme ne prône pas l'esclavage. Il entretient le mythe de la promotion sociale, du self-made man sur lequel se bâtit toute son idéologie. Pourtant, il est évident que ces cas resteront exceptionnels, car leur fortune ne peut se bâtir que par l'exploitation - volontaire ou involontaire - d'autrui**.

Il y aura toujours des riches et des pauvres, qui plus est, le libéralisme rend les premiers plus riches et les seconds plus pauvres. Bien sûr, il y aura toujours quelques gens malins qui parviendront à franchir la barrière, mais ça ne veut pas dire que le système est globalement profitable - pas plus que le loto ne rapporte de l'argent aux parieurs, malgré les gros lots. Dans le monde entier, les inégalités, au lieu de se réduire, ne font au contraire que se creuser, aussi bien entre les pays qu'à l'intérieur d'un même pays. En Grande-Bretagne, le thatchérisme a ainsi creusé en dix ans un fossé riches/pauvres que soixante ans de progrès social avaient contribué à réduire. L'exemple n'est pas unique, mais il est encore plus patent au niveau mondial. L'Afrique s'enfonce chaque jour qui passe dans la misère, et ce dans l'indifférence. Le modèle unique libéral, promettant un avenir radieux via la croissance, a détruit tous les modes de vie locaux qui étaient capables d'assurer la subsistance des peuples. En comparaison, les colonisateurs décrits plus haut faisaient figure de samaritains.

Pourtant, ces pays, ultra-endettés, ont un pistolet sur la tempe : le système économique mondial. Même si un pays manifeste quelque intention de sortir de la voie unique, il est immédiatement pris à la gorge par la propagande du FMI, qui tient les cordons de la bourse. Ainsi, c'est la fin de toute expérimentation économique, la fin de toute liberté politique, l'arrêt total de l'innovation sociale, bref... la fin de l'histoire. Ils ont donc réussi à l'avoir, leur fin de l'histoire. Une fin forcée, verrouillée, une véritable solution finale faisant disparaître de la surface de la planète toute différence et amenant la liquidation pure et simple du débat politique.

Et ils trouvent évidemment des "penseurs" pour les soutenir, des gens qui ont oublié ce que nous montre toute l'histoire de la pensée humaine, c'est-à-dire qu'à partir du moment où on enseigne qu'une seule voie est possible, c'est qu'on a remplacé la réflexion par le dogmatisme, et qu'on perd le droit d'être qualifié de philosophe/économiste/scientifique/intellectuel.

 

* Dans sa campagne présidentielle (ratée), Chevènement a ainsi déclaré vouloir rendre au travail sa place centrale dans la société. Il y a trente ans, images à l'appui, il avait une conception beaucoup moins restreinte du travail et une opinion beaucoup plus haute et plus riche des activités humaines, défendant une civilisation des arts et de la culture vers laquelle doit tendre une société de gauche. Concept à bien dissocier d'une civilisation des loisirs à base purement consumériste, qui conduit les hommes à s'ennuyer en prétextant le manque d'argent, alors que la vraie raison est le manque d'imagination intellectuelle, et la passivité consommatrice dans lesquelles on les a placés et où ils se vautrent - cf la conclusion.

** Sur la mythologie de la "réussite" comme exemple pour tous, il est bon de se rappeler cette merveilleuse phrase du Mahatma Gandhi, réflexion ô combien importante sur les thèmes du développement économique et humain. A un journaliste - anglais - qui lui demandait si son rêve était qu'un jour l'Inde soit aussi développée que le pays qui l'a colonisée, il tint à peu près ce langage : "L'Empire Britannique a asservi la moitié du monde pour assurer son développement. Notre pays est quatre fois plus peuplé, il nous faudrait donc exploiter deux planètes si nous voulions suivre cet exemple..."

 

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