Ted Chiang

 

Ayant découvert la science-fiction par la lecture de Fondation, Ted Chiang voulait devenir physicien et accessoirement écrire. Il n'aura réussi que le second volet de son ambition. Il est devenu rédacteur technique dans l'informatique, une profession qui lui laisse peu de temps et de motivation pour écrire en plus de la fiction. Cela explique le long hiatus de sept ans - consacré à son entreprise - après avoir eu les honneurs du prix Nebula pour sa première nouvelle publiée (La Tour de Babylone). C'est pour cela qu'il a fini par travailler en indépendant, se réservant ainsi des périodes sans mission, exclusivement consacrées à sa production littéraire.

Indépendamment de ses obligations professionnelles, Chiang écrit de toute façon lentement, essentiellement au gré d'idées fortes. La nouvelle, plus ou moins longue, est donc le vecteur exclusif de ses créations : sa fiction est "spéculative" dans le plus pur sens du terme. À l'instar de Greg Egan, qu'il admire, il spécule sur les concepts philosophiques et scientifiques, mais il se distingue de l'Australien eb ce qu'il est plus malicieux qu'austère.

 

Nouvelles

Date

Intérêt

Divertissement

La Tour de Babylone (Tower of Babylon)

1990

8/10

8/10

Comprends (Understand)

1991

7/10

6/10

Division par zéro (Division by zero)

1991

8/10

7/10

L'histoire de ta vie (Story of your life)

1998

9/10

8/10

Soixante-douze lettres (Seventy-two letters)

2000

8/10

8/10

L'évolution de la science humaine (Catching Crumbs from the Table)

2000

6/10

6/10

L'enfer, quand Dieu n'est pas présent (Hell is the absence of God)

2001

8/10

7/10

Aimer ce que l'on voit : un documentaire (Liking what you see, a documentary)

2002

9/10

8/10

Ces huit premières nouvelles publiées ont été rassemblées dans le recueil Stories of your life and others (La Tour de Babylone en français).

La nouvelle La Tour de Babylone a fait découvrir l'originalité de ce jeune auteur capable de se placer avec conviction dans la cosmogonie babylonienne : il décrit l'aventure de mineurs partis à Babylone où l'on a besoin de leurs services en haut de cette tour qu'il faut un mois et demi pour escalader, afin de "creuser la voûte du ciel".

Cette manière de prendre une mythologie au pied de la lettre, de la triturer pour lui donner corps en la rationalisant, est caractéristique de Chiang. Quand il situe un récit dans le passé, il n'en adopte pas seulement les atours, il se place aussi dans l'état des connaissances scientifiques de l'époque et "s'interdit" ainsi de prendre en compte le savoir ultérieur. L'exemple le plus réussi est Soixante-douze lettres où il utilise le mythe du Golem et la fascination de la Kabbale juive en remplaçant l'ADN par un langage issu de l'alphabet hébraïque. Purs jeux de l'esprit ? Oui, et alors ? Perdent-ils de leur acuité parce qu'ils s'appuient sur des présupposés que l'on sait faux ? C'est une façon de ne pas se prendre au sérieux que d'être capable de réfléchir sans énoncer de vérités.

Ted Chiang aborde les mythes comme les énigmes mathématiques dont il raffole dans Division par zéro. Il est aussi un spéculateur soigneux des vraisemblances. Quand il anime de la matière non organique par le pouvoir d'un nom, il capte de l'énergie dans l'air environnant pour respecter un principe de conservation. Et quand il met en scène des miracles dans L'enfer, quand Dieu n'est pas présent, ceux-ci provoquent à la fois guérisons, aggravations et catastrophes en une répartition équilibrée. Ces questionnements mystiques, présentés dans un monde où les anges se manifestent visuellement partout, traduisent-ils une obsession théologique ? Pas vraiment, Chiang considère la religion considérée d'un point de vue dépassionné. Fils d'immigrés chinois, il a été élevé en dehors de toute éducation religieuse. Cette quête d'un amour "inconditionnel" en Dieu ne doit pas forcément être prise comme un acte de foi : croira-t-on vraiment en effet que les religions auraient prospéré en annihilant toute notion de récompense et en équilibrant dans un savant hasard saluts et damnations ? Le taquin agnostique a écrit là son texte le plus primé, titulaire du Hugo, du Nebula et du Locus de la meilleure novella.

Deux autres nouvelles paraissent plus enrichissantes. L'histoire de ta vie croise un témoignage d'une mère à sa fille, dont elle connaît l'issue, avec un contact extraterrestre extrêmement intéressant intellectuellement. Chiang y expose des visiteurs pour qui notre façon causale d'appréhender la science serait incompréhensible. Quand il leur donne l'explication téléologique de théorèmes communs, j'ai l'impression d'avoir enfin compris - au sens intuitif - en une phrase la diffraction après avoir pourtant eu bien des cours d'optique... Voilà qui qualifie vulgarisateur de concepts ? Chiang éveille aussi les sens en matière de linguistique, alors que la seule langue qu'ait jamais étudié cet anglophone exclusif est... le latin !

Aimer ce que l'on voit : un documentaire est novatrice par son traitement d'un thème rare, la beauté. Chiang part de la prosopagnosie, qui empêche quelqu'un d'arriver à reconnaître les visages, et invente la "calliagnosie", l'impossibilité de déceler la beauté d'un visage. S'infliger cette lésion permettrait une éducation débarrassée des préjugés... jusqu'au jour où un débat sur son caractère obligatoire surgit dans une université. Traitée en succession de témoignages, cette histoire dévoile la pertinence de Chiang à développer un sujet philosophique et moral par des angles inattendus.

Alors, Chiang est-il le nouveau maître de l'art oublié de la nouvelle en science-fiction ? La lecture de ce recueil accrédite certainement cette thèse...

 

Retour au sommaire