La séparation

(titre original : The Separation)

 

Roman de Christopher Priest paru chez Denoël dans la collection Lunes d'Encre, traduit par Michèle Charrier. British Science-Fiction Award 2002 et Grand prix de l'imaginaire du roman étranger 2006.

L'uchronie... Un genre reposant a priori sur une construction simple, avant que Christopher Priest ne vienne y fourrer son nez : dotez-vous d'une date de divergence et laissez libre cours à votre capacité de construction intellectuelle sur ce que serait devenue l'Histoire ensuite si tel ou tel évènement se serait produit différemment. La date, c'est la nuit du 10 au 11 mai 1941, celle où Rudolf Hess s'envole à bord d'un Messerschmidt pour la Grande-Bretagne avec son plan de paix séparée qui doit mettre un terme à la Bataille d'Angleterre. Maintenant, doublez le nombre de Messerschmidt et de Rudolf Hess. Tout de suite, les potentialités deviennent bien plus étendues...

Les mémoires... Une forme littéraire que Priest avait déjà utilisée dans son précédent roman Le Prestige. Ici, il s'agit d'un sous-genre encore plus particulier, les mémoires de guerre. Un moyen de revivre "l'histoire vécue" ? Ou seulement l'histoire rapportée, ce qui n'est pas la même chose. Pas uniquement par volonté de travestissement, d'omission ou d'exagération, mais aussi parce que seuls les naïfs croient encore qu'ils peuvent avoir foi en leurs souvenirs. Comment différencier le rêve du réel ? Et quand les deux se mélangent, comment démêler les incohérences ?

Le double... Encore un thème récurrent dans les œuvres de Priest. Les personnages principaux sont deux jumeaux, J.L. Sawyer et J.L. Sawyer (Joe et Jack), que la vie a séparés : l'un est pacifiste et l'autre pilote d'un bombardier. Ils ont rencontré Hess aux Jeux Olympiques de Berlin 1936 lorsqu'ils ont remporté une médaille en aviron. Croiseront-ils à nouveau le dignitaire nazi ?

La structure... De plus en plus pensée chez Priest, elle reprend là aussi un récit introductif hors intrigue qui n'est pas sans rappeler Le Prestige. Cette ouverture - vectrice d'une densité d'informations qui n'est pas du tout le style dans lequel Priest excelle - suggère que le roman sera une uchronie et peut ainsi donner naissance à un certain malentendu. Le lecteur n'aimant pas les fausses pistes refermera donc le livre en restant sur sa faim.

Priest n'est pas un écrivain qui fait de la cohérence une vertu cardinale. Car elle peut être une qualité trompeuse, qui ne crée qu'un piètre ersatz de réalisme. Au contraire, Priest est authentiquement réaliste quand il décrit les rêves, les vrais, ceux que vous et moi faisons, ces rêves construits sur une logique apparente qui juxtaposent pourtant des éléments incohérents. Les méandres de son écriture ne sont-ils pas beaucoup plus proches de l'esprit humain qu'une littérature linéaire aux contours précis ?

Attention, ce n'est pas le plus prenant des romans de Priest. Son style s'y affine par contre un peu plus. Il ne construit pas réellement une uchronie car il préfère explorer les évènements autour d'une date au lieu de s'en servir comme point de développement d'une extrapolation d'une histoire alternative (il ne nous convainc pas qu'il serait doué pour cet exercice). Le parti pris est donc heureux car c'est dans les circonvolutions que son talent s'exprime le mieux.

Et il ne s'agit pas juste d'une prose aux effets vertigineux : elle inclut aussi une prise de risque politique. Priest met en lumière les carences de l'histoire officielle et affirme ses convictions pacifistes en les illustrant dans la période historique où elles ont été le plus discréditées. Quoi de mieux pour personnifier ce cas de conscience, cette tourmente intérieure, que des jumeaux ?

 

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