L'histoire du futur

 

"L'histoire du futur" est une expression utilisée par John Campbell pour qualifier la trame chronologique qui sous-tendait les premières nouvelles de Robert Heinlein parues dans Astounding entre 1939 et 1941. Cette histoire, dont la cohérence prend plus nettement corps avec des textes ultérieurs souvent plus longs, commence à être publiée dans des recueils communs en 1967. Bien évidemment, l'ordre des textes peut varier suivant les éditions, et les notes ci-dessous se réfèrent à l'édition française Folio, publiée en 2005 (dans une frénésie Heinlein de cette collection après des années de totale disparition éditoriale) et divisée en quatre volumes. Les traductions originales de Pierre Billon et Jean-Claude Dumoulin y ont été revues et complétées - sans coupes - par Pierre-Paul Durastanti.

 

Volume I - L'homme qui vendit la lune

Ce premier volume présente les textes les plus datés, mais qui présentent sans conteste un intérêt historique dans le développement de la science-fiction.

Ligne de vie (1939, Life Line)

Le tout premier texte, qui lança donc la carrière de Heinlein. On comprend pourquoi il plut à Campbell : on y retrouve la figure du scientifique mythique, auteur d'une découverte capitale et rejeté par l'académisme. Une pure nouvelle de l'Âge d'or, qui traite efficacement d'un thème aux conséquences simples - connaître l'âge de sa mort - avec une progression narrative par dialogues.

Les routes doivent rouler (1940, The Roads Must Roll)

La civilisation américaine s'est tellement construite autour de la route qu'il est judicieux d'imaginer que la route elle-même puisse constituer le moyen de transport. Quand une société devient trop dépendante d'une technologie, elle en vient à la considérer comme allant de soi et à oublier les hommes qui la font : c'est le thème central de cette nouvelle et de la suivante. Mais celle-ci traduit mieux l'intérêt croisé de Heinlein pour les sciences physiques et sociales, et la vision délicieusement absurde de ces rotors géants lui donne un petit cachet steampunk avant l'heure.

Il arrive que ça saute (1940, Blowups Happen)

Écrite en 1940, cette nouvelle est une véritable pièce d'histoire de physique nucléaire. À la pointe des connaissances de l'époque, elle utilise évidemment quelques hypothèses fausses, mais dont la plausibilité contraste nettement avec les textes contemporains (notamment avec la candeur de À la poursuite des Slans). Pas sûr cependant qu'il ait moins vieilli, justement parce qu'il est bien mieux structuré autour de ces théories dépassées. Et puis, ce souci de cohérence n'empêche cependant pas la naïveté typique de l'Âge d'or de la description d'une révolution scientifique d'ampleur considérable réalisée par deux ingénieurs en cachette dans un labo. Mais, en tant que document historique, ce texte vaut le détour. Même s'il refuse de sacrifier son optimisme technologique (qui repose chez Heinlein sur la volonté inexpugnable d'une poignée d'individus), c'est un des premiers à aborder sans ambages le risque de crise énergétique - au sens large - et la grave menace qu'elle fait peser sur les fondements même de la société.

L'homme qui vendit la Lune (1950, The Man Who Sold the Moon)

Cette longue nouvelle est la plus emblématique de l'Histoire du futur : la foi chevillée au corps d'un entrepreneur, D.D. Harriman, suffit à porter le projet du voyage vers la lune, considéré non pas uniquement sur le point de vue du progrès scientifique, mais sur celui du financement. L'État et l'armée sont volontairement laissées hors du coup pour en faire un projet uniquement capitaliste. S'ensuit un improbable festival de grandes idées et de petites magouilles pour réaliser ce rêve impossible, le tout avec un américano-centrisme tellement grossier qu'il frise parfois le ridicule.

Dalila et l'homme de l'espace (1949, Delilah and the Space Rigger)

Irruption amusante de l'alien qui terrifiait le plus les lecteurs de l'Âge d'or. Pire que les petits hommes verts ou les mutants, il s'agit de cet alien qu'on n'évoquait jamais : la femme.

 

Histoire du futur, II : Les vertes collines de la Terre

Les nouvelles de ce deuxième volume s'attachent essentiellement à faire transparaître l'esprit des pionniers de l'exploration et de la colonisation de la Lune puis des planètes : ce qui les motive, ce qui les fonde, ce qui les distingue... La conquête de l'espace vue à travers quelques destins de ceux qui la font.

Jockey de l'espace (1947, Space Jockey)

Il y a deux sortes de gens : il y a les vivants et ceux qui sont en... l'air

Requiem (1939, Requiem)

Plus improbable encore que la quête de la Lune financée par la volonté de Harriman, voilà que sa seule détermination suffit à l'y envoyer sur une initiative privée et supposée discrète. Reflet de ces temps naïfs où la lune était à portée de main ; reflet aussi de la répugnance de Heinlein à mettre en œuvre les grandes forces politiques - la volonté chez lui est forcément individuelle, à l'exact opposé des théories marxistes.

La longue veille (1948, The Long Watch)

Robert Heinlein ne fait pas pour autant l'éloge systématique de l'homme arrogant, "sa personnalité brillante", "son esprit dominateur". Cette nouvelle, avec un résistant comme héros ordinaire, est là pour le prouver.

Asseyez-vous, Messieurs (1948, Gentlemen, Be Seated)

Heinlein s'assoit un peu sur les convenances du pulp tout en conservant la nécessité d'une conclusion brutale.

Les puits noirs de la Lune (1947, The Black Pits of Luna)

Pour Heinlein, un monde de pionniers n'est pas pour les "esprits faibles". De cette critique avant l'heure de l'enfant-roi, on retiendra cette phrase : "Maman fait toujours des objections et cède régulièrement. Les femmes doivent manquer de force de caractère."

C'est bon d'être de retour ! (1946, "It's Great to Be Back!")

Quand les différences fondamentales se font jour entre les "lunatiques" et les "rampants"

Nous promenons aussi les chiens (1941, We Also Walk Dogs)

La prospective qui a touché le plus juste dans l'histoire du futur de Heinlein n'a rien de technologique ou de politique. C'est sans doute cette description de ce service complet pour gens aisés qui prévoit d'organiser pour eux leurs désirs sur commande... Un secteur d'activité qui sera justement en pleine expansion au début du XXIe siècle. C'est après tout logique pour cet écrivain américain qui s'est toujours occupé de l'observation de personnages simples et de situations identifiables, soucieux de crédibilité sociologique.

Coup de projecteur (1962, Searchlight)

Une idée, une histoire. Courte et sans tralala.

Vertige spatial (1947, Ordeal in Space)

Nouvelle psychologique à la morale simple et aux ressorts peut-être un peu faciles

Les vertes collines de la Terre (1947, The Green Hills of Earth)

La phrase "nous ne pouvons d'ailleurs en citer aucun extrait dans une publication à caractère familial" est une taquinerie assez savoureuse à l'égard de la pudibonderie des pulps. Heinlein s'en accommodait mais ne se privait pas de faire comprendre que certains de ses personnages "truculents" ne partageaient pas ces vertus. Le chanteur Rhysling, héros aux mauvais manières et au destin tragique, est assez réussi.

La logique de l'Empire (1941, Logic of Empire)

Les principes politiques de Robert Heinlein s'expriment dans cette longue nouvelle : il y a les jugements moraux sur la question sociale, dont il se défie, et les jugements d'efficacité que les gens intelligents peuvent comprendre. Les seconds peuvent cependant coïncider avec les premiers, sur un exemple pertinent. Ici, l'esclavage, jugé comme système économique, hors de toute condamnation morale, mais bien sûr sans y souscrire.

 

Histoire du futur, III : Révolte en 2100

On rentre ici dans le vif du sujet, par des textes plus longs, ou plus équivoques, ou plus politiques, ou plus matures et travaillés.

Oiseau de passage (1957, The Menace from Earth)

Ce récit sur la découverte inavouée de l'amour par une adolescente intelligente et sûre d'elle - présence inhabituel d'un personnage féminin comme narrateur - dévoile un Heinlein à son meilleur dans sa progression et dans son art de rendre ses textes réalistes, et mieux même, palpables, au-delà du contexte science-fictif. La description du vol libre sur la Lune est étonnamment prenante et peu d'auteurs arrivent à une telle efficacité. En parlant d'efficacité, on peut regretter la traduction mièvre du titre...

"Si ça continue..." (1940, "If This Goes On-")

Dans des États-Unis devenus une dictature théocratique, John Lyle, bon soldat dévoué, tombe amoureux d'une vierge destinée au "Prophète Incarné" et est conduit à rejoindre la résistance alors que rien ne l'y prédestinait. L'organisation secrète en question a tous les attributs, les codes et le vocabulaire de la franc-maçonnerie, même si elle n'est jamais citée nommément (NB : Heinlein n'en était pas membre mais avait eu un bref intérêt pour le sujet dans sa jeunesse). La révolution par Heinlein, bien avant Révolte sur la lune., est l'objet de ce court roman, qui se distingue par sa longueur à une époque où le corpus de la science-fiction est constituée de nouvelles.

La réserve (1940, Coventry)

Les États-Unis sont devenus une utopie libertarienne qui a remplacé la justice par un contrat social a minima, le "Pacte", décrit comme un "document social scientifique". Certes, l'État subsiste comme entité chargée de le faire respecter, mais sans s'autoriser aucun jugement moral sur autrui. C'est en quelque sorte l'aboutissement de la croyance de Heinlein en une science sociale parfaite capable de réorienter les individus. Absurde et irréalisable comme toutes les utopies, bien sûr, mais l'intéressant est que - comme dans la Culture de Banks - elle s'intéresse à un insatisfait. Car, comme elle ne nie pas qu'il puisse exister des cas asociaux et violents, cette utopie prévoit deux choix, la rééducation psychologique douce ou l'exil. L'inadapté en question est David MacKinnon, un assidu de littérature qui souhaite des émotions fortes et qui trouve cette société fondée sur le dogme de la liberté encore trop contraignante. Il s'exile donc pour découvrir que la liberté sans coopération n'a rien d'une sinécure et que les terres vierges qu'ils voyaient comme des idéaux de liberté peuvent abriter des systèmes bien plus liberticides dont il ne soupçonnait pas l'existence. C'est que ce héros est tout autant candide que Lyle.

L'inadapté (1939, Misfit)

Texte d'apprentissage où transparaît la fascination de l'ordre hiérarchique militaire, et qui vise clairement l'identification du lecteur de pulp avec le héros, un génie du calcul. On revient un peu en arrière dans la lignée du recueil précédent, celle des pionniers inadaptés parce qu'ils constituent une forme d'élite.

 

Histoire du futur, IV

Les deux textes regroupés dans le quatrième volume (autrefois publiés séparément dans de précédentes éditions) ont été traduits par Frank Straschitz.

Les enfants de Mathusalem (1941 puis 1958, Methuselah's Children)

La fondation Howard a été créée pour rallonger la longévité humaine en croisant les individus vivant le plus longtemps, et les Familles ainsi créées ont mené une existence secrète jusqu'à ce qu'elles choisissent de la révéler au grand public. Mais celui-ci ne peut supporter l'idée qu'un groupe soit ainsi privilégié, et les Familles, menacées de persécution, n'ont qu'une échappatoire qui les conduit à l'espace... Un petit génie accélère alors la vitesse du voyage en même temps que le rythme de cette novella, aboutissant à deux contacts originaux avec des espèces extraterrestres. Malheureusement, le texte le plus long de toute l'histoire du futur s'essouffle et ne sait plus comment boucler la boucle, terminant à court d'idées alors qu'il avait suscité de belles attentes. "L'éternité, c'est long, surtout vers la fin", comme le dira Woody Allen...

Ce texte marque aussi la première apparition du personnage de Lazarus Long, membre "à part" des Familles Howard (son cas atypique est suggéré mais pas encore expliqué ici), individualiste forcené, méfiant de nature. Cet évident "représentant" de l'auteur deviendra le héros le plus récurrent et le plus représentatif des romans de la fin de sa carrière.

Les orphelins du ciel (1941 puis 1963, Orphans in the sky)

Il est intéressant que Heinlein ait clos sont "Histoire du futur" avec un scénario situé "hors du temps", dont les protagonistes ont justement oublié tout repère chronologique. Car en éliminant tous les raccourcis utilisés dans le texte précédent (longévité, cryogénisation et voyage supra-luminique), les voyages interstellaires deviennent tout de suite beaucoup plus compliqués. Comment envisager une aventure humaine où seuls les descendants de ceux qui ont commencé l'exploration pourront la terminer ?

Heinlein ne s'occupe pas des difficultés techniques de l'entreprise, qui seront toutes court-circuitées ici avec une nonchalance avouée, mais il se concentre sur le problème social : comment transmettre la finalité de ce voyage par-delà les générations ? Ceux qui n'ont connu que leur vaisseau pour tout univers ne risquent-ils pas de perdre littéralement la foi dans ce voyage auxquels ils participent. Préserver les connaissances et la compréhension du monde quand on n'en a plus l'expérience sensible, telle est la problématique, et elle va bien au-delà de la simple transposition de l'histoire du Galilée très classique en science-fiction. C'est du rapport au temps dont il est question, du sentiment de faire partie de l'Histoire et non d'un mythe. Malgré ses nombreux défauts, c'est donc un texte essentiel.

 

 

Retour au sommaire