Interview de Stanislaw Lem
Vous pouvez retrouver la version anglaise de cette interview réalisée par Wojciech Orlinski à la page suivante : http://www.geocities.com/CapitolHill/2594/lem.html
Q : Vos livres montrent non seulement votre savoir et votre imagination exceptionnels, mais aussi un grand sens de l'humour. Il est étonnant qu'ils soient rarement analysés de ce point de vue...
Lem : J'ai utilisé l'humour pour diverses raisons. D'abord, certains sujets n'étaient pas adaptés à un traitement sérieux, comme les questions de génétique. Toutes ces esquisses de squelettes bizarres que j'ai dépeint dans Les voyages électriques d'Ijon Tichy étaient destinées à rendre le sujet moins horrible. Lorsque j'ai écrit çà, il n'y avait pas de punks, personne n'avait de coupe à l'iroquois, les jeunes gens ne se peignaient pas le visage. Néanmoins, j'avais le sentiment que, quand l'humanité serait parvenue à contrôler la génétique humaine, des choses de ce genre arriveraient. L'irresponsabilité humaine nous mènera à des situations folles. Afin de présenter ces situations folles, je devais créer un cadre léger.
D'autre part, la plupart de mes travaux ont été écrits sous le communisme et je devais reconnaître l'existence de la censure. Par exemple, quand j'ai écrit une histoire de la première personne gelée dans Edukacja Cyfrania - à propos d'un orchestre dont les membres ont été mangés vivants un à un par un cruel Goryllium, alors que tout le monde prétendait n'avoir rien vu -, je devais couvrir çà sous un déguisement humoristique, et ajouter une histoire de la seconde personne gelée, qui n'avait aucune arrière-pensée politique. Cela rendit la publication de l'histoire plus facile. J'ai dû utilisé ce genre de trucs de nombreuses fois.
Si vous essayez d'analyser mes livres en fonction de la période politique - le gel stalinien ou le dégel et l'assouplissement sous Khrouchtchev -, vous trouverez très certainement des corrélations. D'un autre côté, j'ai toujours essayé d'être indépendant, autant que possible. Naturellement, je n'ai jamais aimé le totalitarisme et toutes les idées visant à rendre l'humanité heureuse m'ont toujours paru folles. J'ai essayé d'exposer leur absurdité1. C'est la source des nombreux échecs de mes héros dans leurs tentatives d'améliorer le monde, qui finissaient toujours très mal. Certaines choses sont cachées sous des surnoms. Malapucyus Pandemonius est Karl Marx. Gengenx de Wizja lokalna est Friedrich Engels. Il est intéressant de noter qu'ils aient été rarement reconnus : dans La voix de son maître, qui n'est pas du tout une histoire humoristique, il y a un agent de la CIA, Wilhelm Eeney, qui supervise les scientifiques américains. C'était simplement Janusz Wilhelmi, alors en charge de la culture polonaise. Personne ne l'a reconnu. Ce sont les plaisirs de l'écrivain - il peut crypter de tels messages dans ces livres.
Il y a donc deux catégories dans mon humour : la première est la description camouflée, et la seconde comprend les micro-revanches que l'auteur peut prendre sur la réalité environnante. Je dois ajouter quelque chose que je n'ai jamais compris. Vous pouvez voir ici une étagère avec mes traductions japonaises. Les Japonais n'ont jamais pu comprendre mon humour. Rien n'est drôle dans mes livres pour eux. Les voyages électriques d'Ijon Tichy ont été publiés au Japon, mais sans vrai succès, de même que les livres écrits absolument sérieusement. C'est une culture qui nous est complètement étrangère.
D'autre part, durant les années Staline, j'ai été à Prague avec ma femme. Nous ne comprenions pas que, dans ce système, on ne peut pas voyager où l'on veut et aller dans un hôtel. Tous les hôtels étaient "complets". Mais à Vinohrady, un réceptionniste, après nous avoir informés qu'il n'y avait pas de chambres libres, remarqua mon nom sur mon passeport et demanda soudain : << Vous avez écrit Eden ? Je comprends ! Je comprends ! >> Alors il nous a donné la clef. Il y avait des situations, où les lecteurs étrangers ne comprenaient l'histoire parfaitement que s'ils venaient de notre côté du rideau de fer.
Q : Il pourrait y avoir un sujet pour une autre interview : jusqu'à quel point votre prose est-elle traduisible ?
Lem : Eh bien, cela dépend plus des similitudes entre les environnements culturels que des capacités du traducteur. Je ne parle pas japonais, et je ne sais pas ce que les Japonais trouvent dans mes livres. Je reçois des lettres du Japon, qui prouvent qu'ils comprennent au moins certaines choses. Le pic de popularité de mes écrits est changeant. Il y a quelque temps, j'étais très populaire en RDA. Ils comprenaient parfaitement tous les messages politiques cachés, parce qu'ils avaient le même système. Je peux en tout cas dire fièrement que mes livres ne sont pas morts avec la chute du communisme.
J'ai toujours été concerné par la promotion de la littérature polonaise dans le monde. J'ai réussi à aider deux écrivains polonais à apparaître sur le marché allemand, mais maintenant ils écrivent en allemand. Je n'ai écrit que quelques textes courts en allemand. L'un d'eux était une polémique avec Leszek Kolakowski. Il devait être publié dans un journal allemand pour lui permettre de répondre.
Tout le monde n'a pas l'énergie de Thomas Mann, qui dicta à son traducteur la version anglaise de La montagne magique. Il y a quelque temps, j'avais une excellente traductrice en Autriche, Mme Zimmermann. Quelquefois des malentendus bizarres surgissent. Aux Etats-Unis, des femmes éduquées, agissant dans l'esprit de Jacques Derrida et du postmodernisme, découvrirent des pensées freudiennes dans mes écrits, qui n'avaient en fait été créées que par les différentes expressions idiomatiques de la langue anglaise.
Les spécificités locales sont parfois amusantes. Une encyclopédie allemande m'a dépeint comme "un philosophe". Je suis plus populaire là-bas qu'en Pologne. En Russie, où un recueil de mes travaux est en cours d'impression, j'y suis surtout populaire parmi les scientifiques. Et en Pologne je suis communément connu comme un écrivain pour enfants : Pirx et Le livre des Robots sont maintenant des lectures de l'école primaire. Il n'y a qu'un rôle positif au Prix Nobel - il crée un moyen commun de comprendre un écrivain. Je ne peux pas dire que j'aime cette situation, mais c'est ainsi. Les livres naissent et puis font le tour du monde, comme les enfants. Depuis 1987, je n'écris plus, hormis quelques nouvelles, parce qu'ils m'en demandent trop. Je fais maintenant des articles pour Tygodnik Powszechny et PC Magazine.
Q : A propos de PC : je n'ai pas vu d'ordinateur dans votre chambre...
Lem : C'est dû à des raisons très banales. Dans mon quartier, il y a de fréquentes coupures de courant, et l'informatisation me serait néfaste. Maintenant j'ai mon propre générateur dans le jardin et je vais pouvoir installer un ordinateur et un fax. De toute façon, quand j'avais douze ans, mon père m'a offert ma première machine à écrire "Underwood" et je m'y étais habitué. Je l'ai utilisée jusqu'à ce qu'elle soit complètement usée. Tout ce que j'ai écrit a été tapé sur des machines à écrire mécaniques. Mon ami, Slawomir Mrozek, a un ordinateur, mais il écrit toujours à la main, avec juste un stylo. Ce qu'on utilise pour écrire n'a aucune importance, ce qui compte, c'est ce qu'on écrit. Une machine qui écrirait un livre à la place de l'écrivain n'a pas encore été inventée, et ne le sera probablement jamais.
Q : Mais n'est-ce pas parce que vous n'aimez pas le progrès technologique ?
Lem : Je n'aime pas la manière dont les gens utilisent les fruits de plus en plus magnifiques de la technologie pour leurs actions dégoûtantes. Considérez par exemple la pornographie sur Internet. Je ne suis pas un ennemi de la pornographie, j'ai quelques expériences en obstétrique et en gynécologie, et je ne suis pas choqué par la vue d'une femme nue. Mais le Net était censé connecter les universités et autoriser un échange rapide de données scientifiques. En réalité, il est le plus souvent utilisé pour échanger des images érotiques. Et les autres technologies ? Prenez le semtex : qu'est-ce qu'il est facile aujourd'hui de faire exploser un avion ! Je ne résiste pas au progrès, mais j'ai de plus en plus le sentiment que l'humanité l'utilise principalement pour des buts honteux. Regardez une zone ensanglantée comme l'Afrique. Tout l'armement là-bas a été acheté dans des pays très civilisés. J'ai lu aujourd'hui dans le "Herald Tribune" que les Russes voulaient vendre aux Américains une douzaine de tonnes d'uranium enrichi, utilisé uniquement pour produire des têtes nucléaires. Le sens commun et la raison d'Etat auraient dû suggérer aux Américains de l'acheter et d'empêcher qu'elle ne tombe entre les mains d'un ennemi potentiel. Mais les Américains disent qu'ils peuvent l'acheter moins cher ailleurs. A chaque fois qu'une contradiction surgit entre les intérêts du marché et la raison d'Etat des Etats-Unis, le marché l'emporte.
Je pense que la loi sacrée de la propriété privée, qui est le fondement du capitalisme, est maintenant ce qui le menace le plus. Prenez les copyrights. J'ai toujours pensé que j'avais déjà vendu tous les droits de La Cybériade, mais mon agent américain m'a appelé pour me dire qu'il avait trouvé une faille. Lorsque le contrat avait été signé, il n'y avait pas d'ordinateurs, et maintenant nous pouvons vendre les droits pour publier La Cybériade sur CD-ROM. Mais ce n'est pas le plus important. L'Amérique exportait des missiles Stinger en Afghanistan, où ils détruisaient les hélicoptères soviétiques. Maintenant les Stingers se sont répandus partout dans le monde et les Américains sont effrayés, car ils pourraient viser leurs avions civils. La loi du marché fait partout foi. Beate Uhse, la reine de l'industrie allemande du sexe, vend six millions de gadgets sexuels divers par an. C'est de la technologie, également. Ils disent que les poupées gonflables seront bientôt équipées d'intelligence artificielle. Je n'y crois pas, parce qu'il n'y a pas besoin d'intelligence pour copuler, mais parmi les hommes et les femmes artificiels, il y a maintenant même une main artificielle pour accomplir une masturbation artificielle. Il n'y a pas d'enfants artificiels, cependant.
Internet ne m'amuse pas. Je ne pense pas, en général, que l'on doive être trop bien informé. Quand vous avez une parabole sur votre toit, vous pouvez vite conclure que rien n'arrive dans le monde, excepté des viols et des meurtres. Il y a une sorte d'escalade. Il y a quelque temps, le crime était modeste - prenez Al Capone et ses deux douzaines de victimes. Maintenant nous avons le film "Independence Day", où des vaisseaux extraterrestres tuent quasiment l'humanité entière. Un producteur américain a récemment déclaré que son prochain film serait encore plus fort. Mais qu'est-ce qui peut être plus fort ? Anéantir une biosphère entière ? Cela me répugne tellement que j'ai décidé de quitter le tramway de la science-fiction à l'arrêt des simples chroniqueurs. Maintenant une des chaînes satellite passe cette série incroyablement stupide, "Star Trek Enterprise". Je ne peux pas comprendre - n'y a-t-il pas assez de problèmes réels dans le monde que nous ayons à en imaginer d'irréels ?
Q : Il y a quinze ans, vous avez écrit "Wizja lokalna" - un roman à propos d'une planète dirigé par deux superpuissances opposées, le dictature de Kurdlandie et la permissive Luzanie, fondées sur des idéologies complètement différentes. Comment appréciez-vous notre planète, où la Luzanie est parvenue à une victoire totale ?
Lem : Ce n'était pas exactement çà. Je voulais décrire une opposition popperienne entre une société fermée et une société ouverte. Il semble que la société ouverte ne soit pas si ouverte, puisque l'argent y règne sur tout. Il n'est pas bon qu'il n'y ait pas d'autres valeurs. Aujourd'hui l'économie décide même d'un jugement artistique - on voit parfois sur un livre des banderoles telles que "plus d'un million d'exemplaires vendus". Quel genre de publicité est-ce ? Dois-je me ruer dans une librairie juste parce qu'un million de gens a acheté quelque chose ? Je n'aime tout simplement pas çà.
En parlant de la Kurdlandie : j'ai adoré l'idée de créatures vivant à l'intérieur d'animaux géants. Dans quelques dictatures, même ceux qui sont oppressés sont d'une certaine manière fiers d'être oppressés. Prenez l'Union Soviétique et la Seconde Guerre Mondiale : la plupart des héros et des généraux ont été amenés sur le front directement du goulag, comme par exemple le maréchal Rokossovski. Le meilleur exemple est Sergeï Korolov, le célèbre ingénieur en aéronautique, l'homme qui a lancé Gagarine dans l'espace, qui créait ses fusées dans un camp de travail soviétique. Le célèbre physicien Landau n'a été sauvé que parce que le prix Nobel Kapica l'a soutenu. C'est ainsi que çà se passe - quelqu'un est malheureux quand il n'a pas de Président Mao au-dessus de lui, quelqu'un d'autre exige la liberté absolue.
Derrière toute façade éclatante s'est toujours caché quelque chose d'horrible. Quand vous lisez que ces merveilleux et démocratiques Allemands vendent des usines entières de gaz sarin à Kadhafi, vous n'avez plus envie d'écrire des histoires romantiques à la façon de William Wharton. J'avais toujours espéré que le monde fasse des progrès dans la bonne direction. Maintenant j'ai perdu cet espoir. Les gens font des choses infectes avec la liberté qu'ils ont recouvré.
Cracovie, été 1996.
1
Voir notamment le passage sur l'altruizine à la fin de la Cybériade.